Achille, Pepper ou la conscience triangulaire

Clio Marshall

Juin 2017
Echo, notre jeune entier de quatorze mois, se fait attaquer violemment par Eole, notre entier de neuf ans. Coincé entre un bâtiment et la clôture, il saute les fils et se réfugie dans la forêt, quelques centaines de mètres plus bas, où je le retrouverai quelques heures plus tard, terrorisé, blessé. En plus de quelques petites égratignures aux endroits habituels (flancs, grasset, jugulaire), il souffre surtout d’un hématome sur le ventre de la taille d’un petit melon. Ce jour-là, on a pris la décision d’éloigner Eole du troupeau pour un temps. Echo a rejoint Achille, un hongre de six ans.

Octobre 2018
Iota, petit entier tout juste sevré, vient rejoindre Echo et Achille au Serre-Izard. L’intégration est plutôt calme, quelques galopades mais rien d’inquiétant. Achille s’en fiche un peu, Echo en profite pour nous montrer le bel ado qu’il est devenu, Iota, infatigable, les cherche à tour de rôle. Depuis deux mois, j’assiste à l’expression de nombreux comportements que je n’avais jamais eu l’occasion d’observer avant. Peut-être parce que ce sont deux entiers et un hongre. Peut-être parce que je prends enfin le temps de les observer correctement. Le fait est qu’une drôle de dynamique s’installe progressivement.

Bon mais pourquoi avoir commencé ce récit par cet épisode dramatique entre Echo et Eole, me direz-vous ? Et bien parce que ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’Echo garde des séquelles si importantes de son altercation avec Eole. En plus d‘une extrême sensibilité au niveau des flancs et d’une tendance à mordre, j’ai pu l’observer reproduire exactement le même comportement sur Iota. La même chasse, les oreilles plaquées dans la crinière, les mêmes attaques, la même colère. Deux différences notables toutefois :

  • Echo n’attaque Iota que lorsque ce dernier dépasse les bornes (le gonfle quoi, parce que vraiment, ce poulain n’arrête jamais)
  • les interventions d’Achille.

J’ai été extrêmement surprise lorsque, la première fois qu’Echo a commencé à chasser Iota avec agressivité, Achille s’est interposé en venant interrompre la course. Echo a pilé net, et il est reparti brouter tranquillement. Iota a soufflé un coup, arraché une touffe d’herbe, et… il est reparti chercher Echo. Avant qu’il n’arrive à sa hauteur, à nouveau, Achille s’est placé entre eux deux, forçant Iota à faire demi-tour.

Frans de Waal, primatologue, éthologue, auteur de nombreux livres que je ne peux que vous recommander, soulève dans l’un d’eux l’hypothèse selon laquelle certains individus ne sont pas seulement conscients de leur relation à autrui, mais aussi de la relation que peuvent entretenir deux autres individus ensemble. C’est ce qu’il appelle la conscience triangulaire, qu’il a pu prouver chez les grands singes et d’autre espèces comme les corbeaux. C’est cette conscience triangulaire qui explique le rôle de médiateur que peuvent jouer certains individus dans un groupe en intervenant lors de conflits, ou en influençant certaines décisions dans les rapports hiérarchiques. Et je ne peux m’empêcher de penser que c’est ce rôle qu’Achille a joué dans la construction du troupeau.

Au quotidien, Achille, Echo et Iota vivent très tranquillement. Ils partagent régulièrement le même tas de foin, ils peuvent manger dans un même seau. Ils ont trouvé leur équilibre, à trois mais aussi par paires. Echo ne chasse plus Iota avec agressivité. Il l’a fait quelques fois les premiers jours, toujours interrompu par Achille, parfois même remis à sa place par un coup de dent. Il ne le fait plus. La chasse est maintenant mutuelle et elle se fait dans le calme. Ce que je trouve le plus touchant, c’est qu’Achille les surveille toujours de loin, comme un parent garderait un œil sur ses deux enfants chamailleurs. Ce qui me laisse croire qu’Eole arrivera un jour à vaincre ses vieux démons, c’est qu’Achille a réussi, en quelques semaines seulement, à corriger le comportement d’Echo. Sans preuve de force.

Juin 2023
Echo a maintenant 7 ans, il vit avec des juments depuis deux ans, et avec Pepper, une poulinière de 13 ans, depuis plus d’un an. Il n’a toujours pas sailli. Echo a beaucoup de difficulté à gérer ses émotions, et en particulier la frustration. Il ne prend pas le temps de reproduire la séquence comportementale de la parade, et il fait peur aux juments. Pepper l’a mis au pas, rodée comme elle est, et ils s’entendent très bien. Ils ont trouvé leur équilibre dans cette relation platonique.

À l’arrivée de Kosmo, une jeune jument de trois ans qui n’a connu que son groupe familial, Echo retombe dans ses vieilles habitudes : il ne prend pas le temps des présentations, il arrive fort, par derrière, Kosmo se met au trot, Echo se met en chasse. Puis Pepper intervient. Elle s’interpose, arrête la poursuite, chasse Echo d’un coup de dent.

Pendant plusieurs jours, elle va tenir Kosmo à l’écart de leur groupe en lui adressant une oreille plaquée à la moindre tentative de rapprochement. J’ai cru au départ qu’on avait affaire là à de la protection de ressource envers Echo, mais je me suis trompée. En les observant mieux, je me suis rendue compte qu’elle protégeait Kosmo.

Au bout de quelques jours, la dynamique du troupeau a complètement changé. Pepper a réduit la distance imposée entre Kosmo et Echo, et elle a lâché Echo pour faire paire avec Kosmo. Au moindre signe d’excitation d’Echo, Pepper chasse Kosmo un peu plus loin puis va rejoindre Echo. Elle reste avec lui quelques minutes, puis retourne brouter avec Kosmo. Petit à petit, Echo arrive à s’approcher des deux juments dans le calme. Dans ce cas, Pepper le laisse brouter avec elles. Parfois, Kosmo montre de l’intérêt pour Echo, elle s’approche doucement, tente un contact naso-nasal. Pepper continue à brouter tout en les surveillant d’un œil. Si Echo s’emballe, alors elle intervient, elle n’a maintenant plus qu’à s’interrompre et tourner les flancs pour qu’Echo se remette à brouter un peu plus loin.

Rachaël Draaisma décrit la position de séparation comme un signal d’apaisement utilisé pour “prévenir un éventuel conflit entre deux parties”. Elle confirme là l’hypothèse que la conscience triangulaire décrite par Franz de Waal pourrait être applicable aux chevaux. C’est ce qu’utilise Pepper pour pacifier les rapports au sein de son troupeau.

Une chose toutefois a attiré mon attention. Pourquoi, les premiers jours, chasser Kosmo plutôt qu’Echo ? Mon hypothèse, si vous me permettez de l’avancer, est la suivante : Kosmo est extrêmement bien codée. Là où il faut hurler pour se faire entendre par un Echo complètement dépassé par ses émotions, une oreille suffit à détourner Kosmo de sa trajectoire. Éloigner Kosmo nécessite donc beaucoup moins d’efforts, et beaucoup moins de comportements de mise à distance que d’éloigner Echo. De plus, la présence de Pepper auprès d’Echo permet de l’apaiser. Il redescend en pression plus rapidement, retourne à ses activités. Rester avec Kosmo et chasser Echo n’aurait fait qu’augmenter sa frustration, et probablement augmenter la fréquence et l’intensité des comportements agonistiques d’Echo.

N’oubliez pas que les chevaux sont des animaux économes de leur énergie. Leur communication première est pacifique et subtile, et leur stratégie sociale visera toujours l’apaisement du troupeau. Les comportements agressifs et violents observés dans les troupeaux aujourd’hui découlent des conditions de vies souvent mal adaptées que nous leur proposons, ou d’une mauvaise sociabilisation précoce. Cette violence ne doit pas devenir la norme, et ne doit surtout pas justifier nos pratiques.